LA
METHODOLOGIE DES SITES SYMBOLIQUES
La méthodologie des sites symboliques dont nous voulons
présenter ici les principes essentiels fait suite aux nombreuses
rencontres que le Réseau Sud-Nord Cultures et Développement
a organisé sur la thématique interactionniste :
économies et cultures. Cette manière de lire les
pratiques sociales résume aussi les principales conclusions
auxquelles nous sommes, momentanément, arrivés dans
le cadre d'une longue recherche sur le rôle des contingences
sociales et culturelles dans le développement économique.
La
crise des pratiques du développement implique que l'on
ne peut plus penser les problèmes du changement social
sans recourir à plusieurs sciences à la fois tout
en étant à l'écoute de la diversité
des cultures de notre monde.
Derrière
les "beaux modèles" des sciences sociales ordinaires,
celles qui sont encore empêtrées dans une conception
mécaniste des univers sociaux, nous découvrons le
caractère relatif et rebelle des logiques sociales...
Tout
se passe comme si les objets sociaux changeaient de "lianes"
au fur et à mesure que la théorie sociale les poursuit.
Le sens implicite des pratiques locales se faufile. (...)
Ces
phénomènes d'adaptation, de retrait voire de maquillage
constituent un redoutable problème pour la méthodologie
des connaissances du social. En raison de ces complexités,
la méthodologie des sites symboliques que nous voulons
vous faire découvrir n'est pas la vérité
mais une vérité, un simple point de vue pouvant
faire partie d'une grande science interculturelle et pratique.
(... ) La méthodologie des sites dessine un itinéraire
interactif. Plusieurs sciences s'y combinent donc pour faire avancer
l'analyse du développement et de manière plus générale
celle des comportements humains et sociaux.
L'ignorance
des dimensions invisibles (boîtes noires : mythes, valeurs,
cultures) des pratiques des acteurs conduit à rendre totalement
inopérantes les boîtes conceptuelles de la science
sociale. En réalité, le théoricien des sciences
sociales ne travaille pas dans le "vide". La prise en
compte de la culture du lieu et de ses spécificités
est primordiale. (... ) C'est ce qui rend caduques les approches
uniformisantes en économie politique comme ailleurs. (...)
Dans
les faits, les mentalités et les savoirs sociaux perturbent
les grands modèles sociologiques. Le réel est toujours
enchevêtré car les acteurs sont des êtres vivants,
autonomes et ils décodent !
Le
pluralisme du monde nous conduit à le voir comme une suite
infinie de sites. C'est une mosaïque. Il y a autant de sites
que de conceptions du monde et de jeux entre atomes sociaux.
Les
individus adaptent toujours leurs comportements à leur
site d'appartenance et à la situation dans laquelle il
se trouve. Le "comportement adapté" est un principe
de rationalité. Pour se reproduire, tous les êtres
sociaux et biologiques s'adaptent. C'est aussi ce que K. Popper
appelle "Principe du point zéro", "logique
des situations" ou "méthode zéro".
Par certains côtés, les histoires des populations
humaines sont d'éternels processus d'adaptation. L'histoire
d'un organisme social peut s'interpréter comme le produit
irréfléchi de la stratégie d'adaptation des
atomes sociaux (individus, organisation... ) qui cherchent à
réaliser des buts compte tenu des informations que recèle
leur milieu (cultures, besoins, moyens techniques...).
A
la diversité des conceptions du monde (mythes, cultures,
valeurs...) correspond celle des contraintes et des épreuves
de réalité. Il y a autant de vérités
que de sites symboliques. Et c'est pour cette raison que notre
méthode se veut flexible (modulable selon le cas de figure
ou de culture) et extensible à de nombreux organismes sociaux.
La notion de site peut recouvrir de nombreuses réalités
empiriques. Ces dernières peuvent être microscopiques
(un groupe humain, une communauté ethnique, une communauté
de fait, une entreprise, une ONG ou une organisation quelconque)
ou macroscopique (une société, un pays, une civilisation...).
Ce qui est essentiel du point de vue de la méthodologie
des sites symboliques est le repérage des moteurs symboliques
(valeurs et systèmes de motivation) ainsi que les modèles
de connaissance et d'action qui en découlent dans le monde
factuel. A partir du moment où nous considérons
la culture comme une matrice qui englobe la totalité des
aspects d'une réalité, il devient impératif
de s'approcher des croyances collectives qui motivent les acteurs
d'une entité "sitienne" quelconque.
L'architecture
d'un site peut être résumée et revue avec
les schémas 1.1.
A l'image d'une organisation, le site n'est pas un monde totalement
clos, fermé, isolé, mais un corps social qui se
construit autour d'un sens dont les modalités d'existence
s'adaptent en se modifiant par rapport au changement de l'environnement
extérieur. Une vision aérienne du site laissera
apparaître l'image du schéma 1.2.
Un
site comme conception du monde est réductible aux comportements
individuels de ses membres mais ils ne peuvent être compris
en profondeur que dans la perspective de l'identité collective
du site. La saisie des caractéristiques collectives est
un préalable à celle des comportements individuels.
Les "sitiens", les adhérents d'un site, véhiculent,
en permanence, sa vision du monde et sa carte de préférence.
La connaissance de son programme de lecture du réel (croyances
et logiciel symbolique) permet celle des entités (individus,
familles...) qui tendent à le reproduire. Les valeurs du
site précèdent ses institutions, son organisation
et ses formes de coordination inter-individuelle. C'est dans l'inter-mental
que se déploie le sens commun du lieu.
Un
site est aussi une communauté de communication d'un sens
partagé. Les contrats et les contraintes s'exercent à
l'intérieur du modèle moral du site. Sans l'intériorisation
de sa conception du monde par les individus, la suspicion détruit
les rapports inter-individuels et en fin de compte la cohérence
du site. C'est l'anomie. La confiance est donc le grand capital
des systèmes sociaux. Durkheim dirait le contrat ne se
suffit pas à lui-même, la société préexiste
aux accords inter-individuels.
En ce sens, la cohérence de l'organisation pratique d'un
site trouve son fondement en dehors d'elle-même, dans l'éthique
du site.
(...)
Malgré les ressemblances qui frappent l'il de l'observateur,
chaque site est unique en son genre. Cette singularité
est un redoutable problème pour les pensées à
penchant théoriciste. Les schémas globaux s'avèrent
d'ailleurs le plus souvent bien pauvres quand ils cherchent à
transcender l'aspect mosaïque de notre monde. En laissant
de côté les particularités, l'essentiel, c'est-à-dire
l'âme du site, tend à échapper à notre
connaissance. Chaque site est unique et toute généralisation
hâtive est donc dangereuse. La compréhension de la
diversité présuppose en permanence la prudence et
le respect de la singularité. La connaissance de la "psychologie
vernaculaire" d'un site est à ce prix. Chaque site
produit sa stabilité et son instabilité, sa cohérence
et ses incohérences. Il a ses tourments et les vertiges
de ses symboles.
De
par la spécificité des valeurs de chaque site, il
n'y a pas un modèle de l'individu mais des modèles.
Ils sont aussi nombreux que les sites qui les engendrent. La variété
y est infinie. Ce qui est une limite aux sciences de l'homme qui
se veulent, sans nuances, universelles. La variété
des mondes que créent les cultures des hommes sont une
contrainte que seule une démarche relativiste, tolérante
et interculturelle peut lever. Chaque site crée des contraintes
sur la base des croyances partagées, qui s'exercent sur
les comportements de ses fidèles. Les règles et
la solidarité entre les individus restituent le sens que
le site donne à son monde. (
)
La
notion de site permet donc de rendre compte de la diversité
culturelle et du caractère pluriel des pratiques économiques
qui en découlent. Les sites sont des systèmes ouverts.
Leur ouverture, par exemple, sur une même macro-entité
comme l'économie de marché, ne conduit pas mécaniquement
à une uniformisation intégrale. Les sites résistent
et re-combinent à leur manière les influences extérieures.
Les configurations de ces interactions avec le monde extérieur
sont infinies. Ceci interdit, en conséquence, toute généralisation
à partir d'une expérience. Le seul devoir de la
méthodologie des sites est d'accompagner le processus général
de ces recompositions socio-économiques tout en introduisant
le principe de la tolérance dans l'analyse économique
des problèmes du développement de chaque site.
La
prise en compte de la diversité des contingences conduit
nécessairement à la nuance et à une meilleure
écoute des acteurs de chaque site. De là, peuvent
naître des procédures spécifiques à
la résolution de problèmes supposés communs
comme celui du développement économique. Il n'y
a pas de modèle unique, les situations contingentes imposent
toujours une multiplicité des solutions. Dans cette perspective,
un modèle scientifique du monde est une aberration. Chaque
site a son propre modèle d'efficience dans lequel les contingences
socio-culturelles ont un poids considérable. Cette contrainte
est lourde de conséquences pour les critères du
paradigme du marché.
Si
une analyse économique des sites est possible, elle débouchera
inéluctablement sur une "économie de marché
tempérée" en raison de la manipulation du modèle
dominant par les sites. Les terrains tordent le modèle
unique. Les gaspillages ou de manière générale
l'inefficacité dans les critères de l'économie
de développement ne sont pas vécus en tant que tels
du point de vue des sites-cibles. Les réactions à
la concurrence et à l'industrialisation sont diverses.
Ce relativisme est révélateur de la nécessité
d'un management interculturel des problèmes économiques
du développement : une réponse au mythe d'un monde
rationnel (totalement gouverné par une rationalité
unique).
La
méthodologie des sites symboliques laisse apparaître
que les organismes sociaux sont des entités complexes en
mouvement. C'est en se rapprochant de leurs "divinités"
(ce à quoi les adhérents d'un site vouent un culte)
que nous pouvons progresser dans l'analyse des comportements humains
et socio-économiques. Cette "boîte noire"
renferme un sens autour duquel s'organisent les rites, les coutumes,
les tyrannies, les ambivalences et les stratégies des fidèles
d'un site. (... ) Il est subtil dans ses modes d'expression et
d'adaptation aux mutations de l'environnement. Le différent,
l'identique, le contradictoire... font partie de son état
de nature. Un organisme social peut s'adapter pour changer ou
se métamorphoser dans ses apparences pour demeurer égal
à lui-même. Un site a donc "plusieurs tours
dans son sac" : s'adapte, change pour ne pas changer, se
cache et se dévoile, etc.... Le chercheur s'étonnera
toujours du caractère obscur, confus et ambigu des logiques
sociales. Les sites ne montrent que leur "dos" !
Hassan
Zaoual
" Cultures et Développement ", n° 10/11,
septembre 1992.
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